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Publié le 15/09/2022

Entretien avec Marguerite Abouet et Clément Oubrerie - "Aya de Yopougon, 7"

Douze années ont passé depuis le sixième tome, et pourtant, rien n’a changé. Ou presque !
Aya de Yopougon, la série phare de Marguerite Abouet et Clément Oubrerie, revient avec un nouveau volume où l’on retrouve, comme si on les avait laissés hier, les protagonistes de ce soap opera à l’ivoirienne.
Aya poursuit ses études et tente de prendre sa vie sentimentale en main. Bintou est une star de la télé soumise à une forte pression. Innocent fête la victoire de François Mitterrand à Paris et participe à la lutte pour les droits des immigrés. Grégoire et Moussa continuent ensemble leurs aventures. Une lecture qui fait autant de bien que des retrouvailles entre amis ou entre cousins, après une trop longue séparation.

Aya de Yopougon, 7

Douze ans après le sixième tome, qui de vous deux a eu le premier envie de revoir Aya et son petit monde revenir ?
Clément Oubrerie : C’est moi qui ai demandé à Marguerite quand est-ce qu’elle raconterait la suite de l’histoire d’Aya. Car après une longue et nécessaire coupure, le désir est revenu de mon côté de me replonger dans cet univers.
Marguerite Abouet : Après les six tomes, et les trois ans à porter le film, je mangeais Aya, je dormais Aya... il était temps de souffler ! Et enfin, de pouvoir me consacrer à d’autres projets d’écriture. Mais c’est vrai qu’après toutes ces années, Aya commençait à me manquer. Il faut dire aussi que travailler dans l’audiovisuel a été éreintant, car dans ce milieu, on a sans cesse affaire à des gens qui vous suggèrent de modifier telle scène, de changer tel dialogue... Et cette pression te remet en question dans ta capacité d’écriture. Retrouver Aya m’a aussi permis de me prouver que je savais et que je pouvais écrire SEULE.
Clément Oubrerie : Moi aussi, après le film, j’avais besoin de partir vers d’autres horizons. Mais quand j’entendais Marguerite me raconter des anecdotes hilarantes sur les tournages de ses séries en Côte d’Ivoire, j’ai pensé que ça pourrait être intéressant à mettre en scène.

C’est ainsi que démarre ce septième tome : Bintou est actrice dans une série télé et incarne une femme qui séduit des hommes mariés. Son personnage est détesté par les spectateurs, qui vont jusqu’à l’agresser, confondant la comédienne et le rôle. Cela arrive-t-il vraiment en Côte d’Ivoire ?
Marguerite Abouet : Oui ! Souvent, en Afrique, les gens ne séparent pas le personnage de l’acteur. Il y a, par exemple, une série ivoirienne très populaire intitulée Ma Famille. Son héroïne est une femme trop gentille, qui sacrifie tout pour sa famille (son mari la trompe de manière éhontée). Elle doit, en plus, affronter une belle-mère vraiment horrible. Eh bien, l’actrice qui joue cette belle-mère a été harcelée et agressée, à tel point qu’elle a dû faire des interviews pour bien rappeler qu’elle n’était qu’une comédienne qui jouait un rôle !

Décidément, les séries télé influencent beaucoup Aya de Yopougon, qu’on peut voir comme un vrai soap opera en bande dessinée.
Clément Oubrerie : Mais un soap dans lequel les acteurs font exactement ce qu’on leur demande ! C’est l’avantage de la bande dessinée. On assure tous les rôles : du directeur de casting au metteur en scène, en passant par le directeur de la photographie...
Marguerite Abouet : Les séries chorales, quand j’étais petite, on les regardait en famille. Et chacun, à son niveau de compréhension, vivait les histoires des personnages de manière hyper intense ! C’est peut-être aussi pour ça que j’ai du mal à écrire une histoire qui n’aurait que deux personnages, comme une histoire d’amour, par exemple. J’aurais tout de suite envie de convoquer leurs ex, leurs cousins, leurs beaux-parents... Tout cela vient de mon enfance, j’ai grandi dans une famille nombreuse et dans un quartier très animé où chaque personne est un personnage, chaque situation une scène de scénario, l’ensemble, des histoires de la vraie vie avec des drames et des héros partout. C’est ça qui m’intéresse, c’est le cœur de mon travail.

Est-ce que vos lecteurs ne vous confondent pas avec Aya, comme ils ne distingueraient pas l’actrice du rôle ?
Marguerite Abouet : Parfois, ça arrive, mais je leur précise que moi, je ne suis pas Aya, que je suis Akissi ! (la petite sœur d’Aya, héroïne de la série jeunesse du même nom, dessinée par Mathieu Sapin). Certains lecteurs sont très investis auprès du personnage. Dans les premiers tomes, ils me disaient : « Oh, il ne lui arrive rien à Aya, elle ne fait qu’aider les autres ! ». Mais lorsque Aya a commencé à se faire agresser par son professeur, les mêmes lecteurs s’écriaient : « Ah, non ! Là, c’est trop dur ! ». Aya compte pour eux.

Cette série vous permet d’aborder des sujets de société importants.
Marguerite Abouet : En général, je préfère prendre de la distance avec les événements et la politique, et ne pas forcément prendre position en public. Mais écrire des fictions me permet d’alerter sur certains problèmes. Par exemple, le harcèlement et les violences sexuelles des professeurs d’université sur leurs étudiantes, personne n’en parle, mais c’est une réalité. Plusieurs enseignants m’ont remerciée de l’avoir montré et me demandent d’utiliser ces pages pour sensibiliser les jeunes.
L’homosexualité est aussi un sujet tabou : dans certains pays, on m’accuse de corrompre la jeunesse en mettant en scène des personnages gays... Mais je ne me lance pas dans un scénario pour dénoncer une situation en particulier, cela s’impose dans l’histoire. Je pourrais, par exemple, parler de la situation des hôpitaux et de la manière choquante dont on s’occupe des malades en Afrique, mais ça ne s’est pas encore présenté.

Car Aya reste une comédie.
Marguerite Abouet : Aya, c’est une toile de fond drôle, vivante, émouvante et bienveillante. J’aime peindre les Ivoiriens et leur folie avec humanité et humour. C’est parce que l’humour fait vraiment partie de la vie des Ivoiriens.
Clément Oubrerie : C’est peut-être pour ça que je m’amuse moins à dessiner les cases dont l’action se passe à Paris que celles qui se déroulent à Abidjan !

Clément, après 12 ans sans Aya, le style et le rythme de la série sont-ils revenus spontanément ?
Clément Oubrerie : C’est important d’avoir une unité de style sur une série. Mais j’aime bien changer d’outils et de technique, en fonction des projets. Pour Aya, j’utilisais un marqueur fin qui ne permet pas de variation d’épaisseur de trait. Depuis, j’ai travaillé au crayon, au pinceau, en numérique...
J’étais un peu paniqué en reprenant ce marqueur pour Aya, car j’avais l’impression de ne plus trop savoir le manier, mais c’est finalement revenu plutôt naturellement. Quand tu connais tellement bien un univers, même après des années d’éloignement, tout paraît évident une fois que tu y retournes.
Marguerite Abouet : C’est un peu la même chose pour moi : une fois que je me suis décidée à me relancer dans la série, j’ai simplement repris les dernières pages du tome précédent pour savoir où j’avais exactement laissé mes personnages. Et c’était reparti.
Clément Oubrerie : Au moment du story-board, j’essaie de fluidifier le récit au maximum, en regroupant parfois certaines scènes. Je dois aussi m’arranger pour faire rentrer le texte sans que ça devienne trop bavard, ce qui fait que la pagination augmente de plus de quinze pages entre le découpage de Marguerite et le mien. Le plus important est que tout soit très clair, ce qui n’est pas toujours simple avec tous ces personnages.
Marguerite Abouet : Et je m’excuse auprès des lecteurs si j’en délaisse certains par moments, mais je dois me concentrer sur les sujets qui me touchent. Comme l’autisme, syndrome d’Asperger, dont est atteint le petit Bobby : en Afrique, de nombreux parents font comme si l’autisme n’existait pas et que leurs enfants, pourtant diagnostiqués, n’avaient aucun problème...

Après ce retour tant attendu, avez-vous déjà prévu d’enchaîner sur une suite ?
Marguerite Abouet : Je dois bien avouer que rien n’est vraiment prémédité avec Aya. Tout dépendra de comment le livre sera reçu par les lecteurs. Mais ce serait bien, non ?