Actualité

Publié le 09/11/2023

Entretien avec Joann Sfar - "Young Man"

Des Beaux Arts à l'atelier Nawak, la naissance d'un artiste qui a renouvelé le genre de la bande dessinée.

Young Man

Ne vous y trompez pas, malgré son titre, aucun membre des Village people ne figure dans les pages du nouveau carnet de Joann Sfar.
Young Man est même assez loin des paillettes de l’esprit disco.
On le devine en croisant le regard triste du jeune homme en couverture.
Ce jeune homme, c’est donc l’auteur, alors qu’il entamait ses études aux Beaux-Arts de Paris, après quelques années de fac de philo dans sa ville natale de Nice. Et c’est cette histoire qu’il va nous raconter, mais pas à la manière habituelle.
Avec pour alléchant prétexte l’exposition qui lui sera consacrée à partir d’octobre prochain au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, à Paris, il a plongé dans ses archives et rouvert ses carnets d’étudiant.
Des carnets qui, comme des journaux intimes, n’avaient pas vocation à être lus et qui, par conséquent, ouvrent une porte totalement inédite - et non (auto)censurée -, sur les pensées d’un artiste en devenir.
Pour aider le lecteur à s’y retrouver, le Joann d’aujourd’hui, visage rond, grosse barbe et petite voix dans le coin de la page, vient de temps en temps, à la manière d’un Jiminy Cricket, contextualiser le propos.
De ses cours de morphologie fondateurs auprès de profs admirés aux rencontres avec ses copains d’ateliers qui le resteront pour la vie, Joann Sfar se dévoile sans impudeur, mais dans la sincérité et la fougue de sa jeunesse. Avec déjà, comme on peut le pressentir pour qui connaît son œuvre, beaucoup d’amour, d’humour (pas toujours drôle, c’est lui qui le dit…), de désespoir et de monstres.

Young man… et tout de suite YMCA résonne dans la tête, c’est fait exprès ?
Bien sûr. D’une part, je parle d’une bande de garçons, d’autre part, je voulais amener de la légèreté dans ce carnet. Car en le découvrant, j’ai été surpris par la morbidité de l’ensemble, qui ne ressemble pas au souvenir que j’avais de cette époque. Ce qui est logique puisque ce que l’on note et ce que l’on vit ne sont pas tout à fait la même chose.

Pourquoi avez-vous entrepris ces recherches archéologiques sur vous-même ?
Je n’ai rien entrepris. Je n’ai jamais fait d’exposition depuis trente ans pour la simple et très prosaïque raison que tout était mal rangé. Lors de mon dernier déménagement, nous avons, ma femme Louise et moi, vidé la cave où étaient entreposées n’importe comment ces 40 m3 d’archives et nous avons passé trois mois à plus ou moins trier, classer. Mais ce n’était pas scientifique. À l’occasion de l’exposition au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (MahJ), les commissaires ont mis tout cela en ordre. Ils ont fait comme au supermarché, ils ont collé des codes-barres un peu partout, ce qui, au passage, m’a passablement angoissé, cette idée que ça y est, on meurt et tout est bien rangé. Mais ce qui, d’un autre côté, est irrésistible : quand tu as tous tes carnets sur une étagère, bien rangés, tu es obligé de t’asseoir, de les feuilleter, et puis, à force de te dire que ce n’est pas publiable, tu finis par penser qu’en fait si, ce serait marrant de le faire.

Le choix a dû être difficile ?
La difficulté, c’est qu’à l’époque, dans mes carnets, je dessinais beaucoup plus que je n’écrivais. Mon travail d’écriture, je le réservais à mes recherches de philo et mon carnet, c’était pour apprendre à dessiner, même si, comme je suis bavard, j’écrivais quand même dans les coins. En construisant Young Man, on a essayé de retrouver une lecture semblable à mes précédents carnets. On a également ajouté le moi d’aujourd’hui qui livre ses commentaires, tout simplement parce que si on ne contextualise pas, les gens ne vont pas comprendre. J’y ai bien sûr mis un peu d’ironie, comme si on était dans un manuel d’apprentissage où un personnage donnerait son avis quand ça lui chante.

Qu’avez-vous appris sur le jeune homme que vous étiez ?
J’étais curieux de voir à qui j’avais affaire. Et comme pour mille et une raisons je me sens - en ce moment - à la fin d’un cycle biographique, avec l’envie de me relancer dans des fictions, des légendes, observer à quoi je rêvais à cette époque-là m’a paru intéressant. J’ai aussi noté chez moi une fâcheuse volonté de faire le malin, y compris vis-à-vis de moi-même, de faire trop bien, d’écrire des choses trop réfléchies. Et puis, j’ai été surpris par le fait qu’aucune de mes blagues n’était drôle, alors que je les pensais si spirituelles (éclat de rire).

Dans quel état émotionnel cette redécouverte vous a-t-elle plongé ?
Young Man m’a surpris par son côté sombre. On voit bien que j’ai tous ces fantômes, tous ces squelettes, à la fois dans ma science du dessin et dans mon histoire personnelle. À l’époque, je ne savais pas encore les rendre aussi aimables que j’arriverais à le faire plus tard, avec Petit Vampire, par exemple.

Il y a quelque chose de très intime dans ce carnet. Parce que ces pages n’étaient pas faites pour être lues ?
Les gens imaginent souvent que je n’ai aucune pudeur, alors qu’en fait, je suis vraiment un élève de Brassens, c’est-à-dire que, pour le dire de façon directe, quand on a des envies de suicide, on ne l’écrit pas. Là, je l’ai écrit parce que ça n’avait pas vocation à être lu par d’autres. Comme les insultes que je profère à l’égard des éditeurs qui me refusent, alors qu’ils ont quand même pris la peine de me répondre. Ils s’en prennent plein la gueule, alors que, finalement, c’étaient les plus gentils. Eux, au moins, ils répondaient. C’est l’injustice d’un jeune homme devant une porte qui ne s’ouvre pas. Ce qui me surprend, c’est qu’objectivement, j’étais l’un des garçons les plus heureux du monde : j’étais amoureux, en couple, j’avais mes copains de Nice, ceux de Paris, j’avais des dessinateurs qui acceptaient de me fréquenter, j’avais deux chats et j’en ai joui de ce bonheur-là. Mais je n’étais pas publié et ça me rendait complètement fou. Je crois que je suis encore comme ça aujourd’hui. J’ai du mal avec l’idée qu’un livre ne puisse pas se faire.

Quel regard portez-vous sur l’évolution de votre dessin et votre calligraphie ?
Je pense que je dessinais beaucoup mieux qu’aujourd’hui, dans le sens où je poursuivais quelque chose de beaucoup plus réaliste. Je ne rêvais que de Daumier, de Lautrec, de Rembrandt. Comme j’étais en train d’acquérir ce savoir, j’étais très appliqué, je soignais les ombres, les modelés…
En grandissant, on va vers l’essentiel, les aplombs pour que les personnages ne se cassent pas la figure, la justesse morphologique, les mouvements, en s’attardant moins sur ce que des gens appelleraient le réalisme. En revanche, j’étais content de m’apercevoir que j’avais déjà les obsessions qui sont encore les miennes aujourd’hui :  Hugo Pratt, Albert Dubout… Quant à l’écriture, je n’avais pas le matériel adapté, ce qui rend mon écriture encore plus illisible qu’aujourd’hui, mais, encore une fois, ce n’était pas fait pour être lu par d’autres.

Qu’est-ce que vous aimiez dessiner à l’époque ?
Les monstres, les squelettes, les radiateurs aussi… Les dessins de filles, c’est venu après, à l’atelier, pour faire marrer mes copains.

Les copains justement, Christophe Blain, Lewis Trondheim,  Emmanuel Guibert… Vous les invitez à prendre place au sein de ce carnet. Pourquoi cette invitation ?
Ce sont des rencontres qui ont changé ma vie. À l’atelier Nawak, d’abord où l’Association venait d’être créée. Tout était sérieux, assez coercitif, mais marrant quand même. On se marrait un peu comme dans un monastère. Et dès qu’on s’est émancipés, qu’on a pris l’atelier des Vosges, là, c’était sans limites. On ne dormait plus, on ne mangeait plus, on faisait n’importe quoi. Une autre chose qui a tout changé, c’est que l’atelier des Vosges était beaucoup plus féminin. Et il n’y a pas à chipoter, un univers plus mixte, ça rend tout de suite moins con. Dans la bande, je n’ai jamais été celui qui dessinait le mieux. Celui qui dessinait le plus, peut-être. À l’atelier, il y avait deux génies du  dessin, Christophe Blain et Emmanuel Guibert. Il y avait deux grands génies de la narration, Émile Bravo et Lewis Trondheim, et puis un immense poète, David B., etc. Moi, je ne savais pas où me mettre. J’ai une immense admiration pour eux.

Vous êtes exposé au MahJ à la rentrée. Joann Sfar devient-il une institution ?
Oh je suis soigné contre tout ça. Je suis ravi parce c’est un musée que j’adore et que je visite depuis toujours. Il se situe dans le champ des sciences humaines, qui est le mien, et il se bat pour un judaïsme culturel, le même que celui que j’ai tenté de mettre en avant depuis toujours. Une autre vertu de cette exposition est de tenter de rendre mon travail lisible. J’entends souvent les gens dire que je dessine trop, que je suis un graphomane bizarre. Moi, je pense qu’il y a une forme de cohérence. J’espère qu’on pourra s’en apercevoir.

Le livre

Auteur associé